[Confédération][2] Rêves Mécaniques
Par : Gregor
Genre : Science-Fiction , Action
Status : Terminée
Note :
Chapitre 20
TROISIÈME PARTIE
Publié le 30/12/12 à 14:35:00 par Gregor
1.
— Capitaine Mac Mordan ?
— Oui ?
— Félicitations, capitaine. Avec des hommes comme vous, la société marche au pas.
De l'or sur les murs, du champagne de bonne qualité dans des flûtes, pour ceux qui peuvent encore boire. Des hommes, des femmes, dans des tenues éclatantes, parfaitement mises en valeurs dans la simplicité ou bien la sophistication. La pièce, vaste et haute, accueillait sans rechigner cette assemblée souriante et digne à la fois. Et bien que les extérieures se devinaient malgré la nuit au travers des fenêtres, c'était dans cet intérieur cossu, éclairé et dressé avec goût, que le spectacle se déroulait.
Je n'étais pas à mon aise. Un costume trop grand pour moi me faisait ainsi l'effet d'un déguisement trop flasque, trop impersonnel. Celui des honneurs.
On avait pourtant soigneusement veillé à ce que j’apparaisse sous un jour heureux, resplendissant même, dans des tissus précieux, horriblement chers et montés par des mains habiles. La cape qui me couvrait, lourde et soyeuse, était sans aucun doute une des plus belles que je n’ai jamais portées. Même les détails étaient devenus des trésors, comme la fibule et la chaînette en argent, ou la fourragère à mon épaule, dans le même métal.
Je me tenais donc, bien raide, répondant avec un certain malaise à toutes les questions que me posaient ces gens-là. Des officiers, très hauts gradés pour la plupart, avec femme et filles, comme des tributs de guerre bien en chair au milieu desquelles les militaires se pressaient, soudain plus lubriques, plus sentimentaux, et moins portés sur le sens du devoir. La soirée illustrait à la perfection les rares moments de distractions pour cette intelligentsia soudain devenue très sérieuse et très impliquée. J’étais encore à la marge, mais cela ne tarderait sans doute pas à évoluer. La seule occupation qui m'avait été échue, observer attentivement et rendre des poignées de main en souriant, me contentait totalement.
L'amiral Nielsen, plus rutilant que jamais, tenait une conversation qui semblait le passionner avec un haut officier aussi vieux qu'austère, les rares lambeaux de peau restant sur son visage osseux aussi sec que du vieux papier. Le Colonel Jurdrad, l'un de ses supérieurs direct, un homme qualifié de saint aux méthodes aussi rugueuses que la pierre des mines de Prima.
Prima. Si loin et si proche, encore bien en tête et pour longtemps, cette planète n'avait pas fini de me faire payer au centuple la fin précipitée des derniers Hommes moins aliénés que la moyenne. Une opération qui m'avait finalement été très bénéfique, j'y gagnais en lucidité et en prestige. Mon grade de capitaine fraîchement obtenu devenait un sujet de fierté pour tous mes Frères et pour mes chefs. Le traître racheté qui combattait pour servir le Dieu—Machine, pour Le Magister, pour conserver en état ce qui était et constituait une société progressive, mais certainement pas progressiste, ou la seule façon de s'élever passer par l'adhésion à des idées radicales, mais intéressantes. Oui, j'avais bien ménagé jusqu'à présent cet honneur, mais la vision de cette salle, de ces hommes de pouvoirs que j'ai longtemps redoutés et n'ai jamais apprivoisés, cette vision me remplissait de doutes.
Vers quoi aller ? Et par quels moyens ?
Il convenait de rester tout de même honnête. Leurs grades ne les empêchaient de croire fermement à leurs idées, une vision assez radicale du culte mécaniste, applicable en particulier aux autres, surtout aux hommes sous leurs ordres. Les cyborgs étaient rares, pas les porteurs de puces neurales. Sur les deux cents êtres qui se tenaient là, dans les hauteurs d'un monde sombre comme une mer la nuit, pas plus d'une quinzaine étaient réellement implantés, moi compris. Et sur les quelques milliers qui avaient pris possession de la vieille cité, les proportions devaient être équivalentes. Les adeptes de la première heure devaient se tenir, trop dignes, et penser malgré tout que la duperie avait bien pris, que les charognards, quel que soit le régime, dégustaient très bien les idées pour en faire des objets beaucoup moins nobles et beaucoup plus répugnants. Peut-être même le Très Saint Magister y pensait. J'avais eu la chance de le croiser, de m'incliner avec beaucoup de ferveur et de le voir sourire, me poser une main sur l'épaule et me regarder droit dans les yeux, en me félicitant et en me confiant aux bons soins du Dieu—Machine et des Cinq Colonels. Le Commandus Magnus l'accompagnait. Nous nous entretenions ensemble davantage de temps, il restait peu loquace, mais sincère, m'informant que j'irais probablement rejoindre l'Ordre Inquisitorial, que mon cas n'en resterait pas là, et que ce j'avais fait relevait de l'exceptionnel. Et malgré toute sa sincérité, son attention paternelle, il livrait entre les lignes un message qui me brisa le cœur à son sujet.
« Tu aurais dû mourir, Gregor. Mourir, ou tomber dans des travers au moins aussi terribles ».
Je ne pouvais pourtant pas cesser de le respecter, de lui pardonner, de l'apprécier simplement comme un substitut de père. Nous nous recroisions à plusieurs reprises dans la soirée, toujours souriants et toujours laconiques. Il avait horreur de cette cérémonie annuelle dans une vieille ville consistant à mettre en relation famille hautes et militaire, entretenant les relations intéressées. La chair et ses plaisirs le dégoûtaient autant que cette formalité, qu'il avait approuvée bien malgré tout. Les soldats les plus méritants y trouvaient, une fois dans leur vie, l'occasion de s'élever de la condition intellectuellement miséreuse de ce qui faisait la masse du peuple humain. À Édimbourg, cela avait été un miracle que je poursuive un cursus supérieur non scientifique. Ce genre de domaine échoyait davantage à une jeunesse plus instruite, plus éduquée, et plus insouciante aussi. Je préférais penser que cela n'était dû qu'au hasard. Imaginer autre chose me donnait la nausée.
Soudain plus soucieux, plus englué dans des idées trop sombres en pareilles circonstances, je me dirigeais vers l'un des balcons que comptait le palais. L'air qui coulait de l'extérieure en une rivière irrégulière fouettait mon visage et faisait danser la cape sur mon dos avec un rythme agréable, presque majestueux, lent et profond à la fois. Comme je m'y attendais, au creux de la baie, personne ne restait dehors. Les rigueurs de l'hiver n'étaient pas descendues des Alpes. Une tiédeur trop fraîche sur les vêtements et les peaux trop propres, trop nets. Regarder dehors, par-delà le bras d'eau qui sépare le lourd bâtiment du vieux monastère, juste à quelques centaines de mètres. Les reflets blafards de la lune dessinant les contours des îlots, des bâtiments sur ceux-ci, rendant bien ridicules les quelques éclairages qui parsemaient çà et là les voies désertes, à de rares exceptions près.
Venise, une nuit de Février.
Les troupes confédérées stationnaient à plusieurs kilomètres, sur la terre ferme. Des patrouilles aériennes volaient, quasiment silencieuses, simple bourdonnement un peu trop indiscret qui faisait lever les yeux vers des cieux où l'infini des étoiles égarait la conscience. Parfois, leurs ombres se détachaient sur la lune pleine et rousse qui se levait à l'ouest. La poésie et l'ambiance de la lagune trouvaient une résonance dans mon for intérieur, comme une photo oubliée au goût de souvenirs doux comme l'été. La légèreté de l'air qui se condensait un une nappe de brouillard fin et presque imperceptible jouant sur les toits, l'éclat blafard des eaux noirâtres, le clapotis régulier sur les pierres fracassées des quais, les rires à l'intérieur, la musique aussi enivrante que du vin, oui, tout était à cet instant le condensé de ce bonheur perdu, hélas encore trop vivace dans ma mémoire pour m'être d'un quelconque réconfort.
J'agrippai avec force le grade corps en pierre. Mes doigts se crispaient en crissant, laissant de fines traces sur le calcaire ajouré et poli par le temps. J'étais aussi mal loti dans cette solitude du dehors que dans l'étouffante solennité des intérieurs, dans cette foule que je ne voulais pas vraiment voir ni totalement haïr. Ce qui était l'une des plus belles soirées et un de mes plus grands instants de gloire se transformait en une sensation d'inachevé et de dégoût, de soi comme des autres. Je me décidai à partir, prétextant la fatigue et le décalage temporel, entrevoyant déjà d'autres excuses, et la promesse d'un repos au silence dans l’hôtel particulier où je devais encore loger jusqu'au surlendemain.
— Capitaine ?
Une voix féminine, douce et assurée, résonna sur la terrasse déserte. Je me retournai, surpris d'avoir été interrompu dans mes pensées, soudain peiné d'être contraint de revoir mon envie de fuite. Peut-être fut-ce pour cela que j'ai négligé sa tenue précieuse, sa coiffure, son grain de peau si subtilement irrégulier sous la lune. Peut-être est-ce pour ça que j'ai grogné, montrant une image de moi en vieux solitaire blasé et allergique à cette foule. Je commettais l'imper de ne même pas me mettre au garde-à-vous, alors qu'il y avait toutes les chances pour que cette femme aussi fragile qu'impressionnante soit la fille ou la femme d'un officier supérieur.
— Capitaine Mac Mordan ? Répéta-t-elle.
— Oui, lui-même, finis-je par répondre avec négligence.
Elle osa sourire. J'eus envie de la gifler et de la bousculer, de m'enfuir et de la projeter contre le mur en marbre, de l'oublier et d'oublier toute cette soirée. Je me sentais défaillir à la simple vue de son regard, elle me donnait la nausée.
— Capitaine, continua-t-elle, comme si tout cela lui était étranger. Je pense que vous ne me connaissez pas encore, et sans doute ma présence vous dérange-t-elle …
— Non, pas du tout, objectai-je d'une voix éteinte.
— Allons bon ! Serait-ce la vue sur la lagune qui vous attiré ici ? C'est vrai que le point de vue est magnifique, surtout avec le clair de lune … On pourrait avoir la sensation d'être seuls au monde, n'est-ce pas ? On pourrait oublier la fête, les gens, les formalités, les discours … Vous n'aimez pas les discours, je présume ?
— Non, absolu …
— Até Sherazi. Je suis ravi de faire votre connaissance, capitaine Mac Mordan.
Cette coupure était d'une insolence incroyable. Une insolence d'autant plus grande qu'aucun homme, y compris le Très Saint Magister, ne se serait permis de la reprendre. Les femmes présentes dans le palais savaient pertinemment qu'elles constituaient la monnaie d'échange d'une oligarchie balbutiante. Les mariages arrangés n'étaient pas de leur fait, mais souvent des maris, des pères et des frères, et seule l'audace pouvait leur faire espérer un peu de légèreté et d'aventure. Até Sherazi connaissait ce jeu, et y entrait totalement. Elle savait que je devrais la regarder plus en détail, plus longuement. Que je prendrais conscience de la longue robe à motifs orientaux, des bijoux en or si finement ciselé qu'ils n'étaient plus qu'une dentelle ésotérique en forme de symphonie dorée, de la coiffure et du maquillage si simple qu'il en rendait son visage plus accessible et plus proche de sa beauté brute. Elle savait aussi que j'entendrais son nom, que je saurais qu'elle était une des filles du général Sherazi, un rustre iranien sorti de la fange par l'un des Colonels en personne et qui avait soigneusement grimpé les échelons. Elle savait enfin que je ne pourrais plus fuir lorsque j'aurais pris conscience de tous ces éléments, et qu'il faudrait alors que je la regarde dans les yeux. Ce que je fis, avec une prévisibilité frôlant l'enfantillage.
— Je vous retourne le compliment, mademoiselle Sherazi. Votre père doit être très fier d'avoir une fille aussi adroite que vous dans l'art de converser.
Elle ne put s'empêcher de rougir. Les spectres infrarouges la dévoilaient sous une explosion de couleurs flamboyantes qui n'auraient pas dépareillé dans un rêve. C'était sans doute pour cela, je devais rêver.
— Je suppose que toutes les forces vives de cette assemblée vous ont largement félicité pour vos exploits sur Bételgeuse-Euclide. Permettez-moi de rajouter ma modeste contribution à vos victoires.
Elle leva un verre de champagne, se délecta quelques instants de son goût, avant de replonger férocement son regard dans le mien.
— Il va sans dire que je porte un toast pour deux … Étant donné que vous n'êtes plus en état de vous alcooliser.
Sa franchise ne cachait pas de cynisme. Elle avait dit ça comme elle aurait parlé du temps. L'évidence de nos corps radicalement opposés ne lui causait guère de problèmes moraux. D'un autre côté, il aurait été étonnant que la fille d'un général dont une bonne partie des subordonnés possédaient des implants cybernétiques réagisse autrement. Je préférais la laisser faire, quitte à devoir remettre au clair certaines vérités par la suite.
— Ne vous inquiétez pas capitaine … Il serait fort déplacé pour de jeunes femmes de bonne famille d’apparaître dans des états quelque peu … incorrects.
— Du D-baclofène ?
— Exactement capitaine … C'est une substance absolument prodigieuse pour ce genre de mondanité. Hélas, cela n'évite pas le goût infâme de l'alcool.
— Mais alors … Ce toast … Vous …
— Je ne souhaitais pas vous faire l'affront de ne rien faire, de rester les bras ballants. Je sais que vous êtes différents de tous vos camarades. C'est pour cela que j'ai pris l'initiative de venir ici, quand je vous ai vu sortir.
— Mais, mademoiselle, votre père …
— N'est pas au courant ?
Un rire très léger résonna sur la terrasse. Une cascade de miel surgissait de sa bouche. Trop gêné, je n'osais pas bouger. Je pris conscience de l'attitude terriblement rigide que je devais avoir.
— Capitaine Mac Mordan, il me parait plus qu'évident de vous indiquer que je ne me serais permis aucune audace de libertinage avec les conventions sociales. Si vous n'aviez pas été pressenti pour être mon futur mari, jamais je ne serais venu. La seule entorse aux protocoles a été de ne pas voir mon père avant notre entrevue. Je propose que nous corrigions cette erreur au plus vite.
Elle attrapa ma main avec grâce. Je sentais la douceur de sa peau au contact du métal. J'avais négligemment retiré les lourds gants en cuir noir qui m'enserraient les doigts jusqu'alors, et cette demoiselle ne me laissa pas le temps de les rechausser. Je ne pouvais pas davantage protester. Nous fendions déjà la foule, elle d'un pas assuré, moi bien contraint de la suivre avec le plus de sérieux et de dignité possible. Je vis les regards se poser sur nos mains soudain accrochées. Je récoltai autant de sourires attendris que de rictus contrits et vengeurs. J'en déduisais qu'Até Sherazi devait représenter un bon parti convoité par nombre d'officiers. Il était plus sage alors d'ignorer les réactions, et de se réserver pour cette entrevue avec le général.
Son père avait cinquante-sept ans, elle à peine vingt-six. Elle était la seconde fille du couple Sherazi, et dont le père représentait un argument absolu d'autorité. C'était comme si la flamme confédérée avait ravivé les restes d'une culture paternaliste et stricte, et dont il se plaisait à user et abuser. La seule façon dont il cramponnait la main de son épouse, une femme d'origine anglaise qui ressemblait vaguement à quelques portraits de la mère du Très Saint Magister, trahissait ce désir de possession et de mainmise. Et bien qu'il soit d'une quarantaine de centimètres plus petit que moi, je sus en posant mon regard dans le sien que ce dialogue formel serait un bon prétexte à asseoir encore un peu plus son autorité, et mieux encore, sur un subordonné qui risquait de devenir son gendre.
— Père, commença Até. Je sais que ce que je m'apprête à faire n'est pas particulièrement scrupuleux envers les protocoles de ce genre de … rencontre, mais il convenait de réparer au plus vite l'erreur.
Le général soupira. Il fit jouer son implant oculaire en une série de couleur évoluant du rouge au bleu, puis au mauve, et soupira pour montrer sa désapprobation. Il n'en demeura pas moins d'une politesse rare.
— Ma fille, sachez que si ces règles existent, ce n'est pas pour qu'une demoiselle comme vous y mette un terme. Étant donné qu'il est impossible de remonter le temps (il baissa furtivement la tête et adressa une prière au Dieu-Machine ), nous corrigerons ça au plus vite.
La froideur des paroles n'égalait que la fermeté de celle-ci. Até baissa les yeux, s'excusa platement, et se positionna en retrait de son père. Sa farouche indépendance s'était évanouie en quelques secondes, il ne subsistait plus qu'un silence gêné.
— Capitaine Mac Mordan, reprit le général.
— Mon général …
Je me mis au garde-à-vous, me retenant du moindre fou rire. Il en aurait sans doute été horriblement vexé.
— Repos capitaine. Je constate donc avec plus ou moins de bonheur que ma fille cadette a déjà eu vent de la nouvelle, et s'est rendue auprès de vous. Voilà une audace qui, j'espère, vous a ravi. Mais puisqu'il convient d'y mettre les formes, permettez-moi donc de vous présenter ma fille, Até. Il serait pour nous deux d'un grand honneur que vous l'épousiez avant toute nouvelle mission. Sachez également, capitaine, que vous avez ma pleine et entière bénédiction pour cette union, ainsi que celle du Très Saint Magister Oddarick.
À l'évidence, la relation avait été ordonnée en haut lieu. Jamais un militaire, pas même un général, n'aurait alors dérogé à ce qui n'était ni plus ni moins qu'un ordre. La conséquence de tout cela se dévoilait en une évidence insolente : reconstruire une oligarchie méritoire et salutaire, où des hommes comme moi aurait quelques privilèges en épousant une femme comme Até. Até qui, une fois la déclaration de son père et sa bénédiction donnée, retrouva un semblant de consistance. Dans les lumières de la salle du Grand Conseil, elle en apparaissait encore plus rayonnante. Et lorsqu’elle prit ma main pour la seconde fois, je ne boudais plus mon plaisir. La terrasse nous attendait, mais Até préféra redescendre au rez-de-chaussée du palais des Doges, récupérant un manteau que je me chargeai de porter.
— Et où allons-nous maintenant ?
— Je pensais que nous pourrions continuer à parler … Capitaine.
— Gregor. Je préférerais que vous m’appeliez par mon prénom, mademoiselle Até.
— Oui, je comprends tout à fait … Dans ce cas, que diriez-vous de continuer à discuter tout en nous promenant encore un peu ? La nuit est douce, l'heure est relativement correcte …
— Je n'y vois pas d'inconvénients.
Avec la soirée qui s'achevait ainsi par une fuite tout ce qu'il y a de plus classique, je n'avais plus d'obligations pour les deux journées à venir. Mais les questions se bousculaient dans ma tête. Personne ne m'avait préparé à l'éventualité que mon statut m’octroie une femme et une relation condamnée à une stabilité platonique. Où et comment pourrions-nous dormir ? Devions-nous être vus ensemble ? Devais-je
rester d'une frigidité absolue si jamais nous nous plaisions vraiment ?
Oui, l'aspect militaire des dernières années avait dynamité les derniers vestiges d'une passion amoureuse, et la présence d'implant qui inhibait parfois mes sentiments n'avait rien arrangé. Mais au fond, je savais qu'Até saurait se montrer habile. Et que nos différences seraient notre force vive, malgré tout.
Elle avait pris un grand soin à nous faire traverser la ville par une série de rue et de ponts dont il était difficile de se souvenir. La nuit aidant, elle s'était tout doucement glissée auprès de moi, se couvrant de cette cape qu'elle trouvait si lourde et si grossière qu'elle préférait en rire. Je ne disais rien, trop inquiet de ne pas voir la conclusion de ce voyage au bout de la nuit, où je scrutais chaque trottoir et chaque marche, de peur qu'elle ne finisse par tomber. Les regards d'Até semblaient plus brillants, plus immenses dans la nuit. Ses paroles ne trouvaient bien souvent que l'écho d'une ville morte et vide depuis des décennies, attraction grandeur nature où nous étions devenus deux comédiens dans des costumes qui nous allaient très mal. Ce fut sans doute la raison de la rapidité de ses gestes lorsque, une fois arrivée dans cet hôtel particulier, elle avait dégrafé la cape et jeté négligemment la fibule sur un fauteuil. La scène avait d'ailleurs été très amusante. A mes cotés de mes airs de géant métallique, Até était fluette, fragile, et petite de surcroît. Je m'étais agenouillé, nos regards s'étaient croisés, elle avait éclaté de rire.
— Quoi ?
— Non, ce n'est rien Gregor. Je n'imaginais pas que j'aurais un chevalier servant un jour … L'image est assez improbable.
À mon tour, je ne pus réprimer un sourire.
— Mademoiselle Até, sachez qu'il est de mon devoir de contenter vos souhaits les plus inavouables, même ceux qui relèvent du fantasme enfantin et un peu oublié.
— Psychologie ?
Je fis mine de soupirer.
— Pas vraiment non … Troisième cycle en faculté d'Histoire, spécialisation vingtième siècle. J'ai arrêté un peu moins d'un an avant le doctorat.
— C'était il y a longtemps ?
— Cet automne, cela ferra cinq ans.
Elle avait cessé de me regarder droit dans les yeux, s'était levée, entamant à son tour de se déshabiller. Elle passa une main dans son dos pour défaire la robe, je ne pus m'empêcher de l'aider.
— Merci, murmura-t-elle.
— Até, continuai-je, je suis désolé de devenir soudain aussi terre-à-terre, mais vous devez savoir que …
— Nous ne ferrons pas l'amour ? Nous n'aurons pas de relations sexuelles ? Je le savais déjà Gregor, il a bien fallu que j'en fasse mon parti.
— Je suis désolé Até …
— Non, ne le sois pas, vraiment. Tu es vraiment parfait. Je n'aurais pas pu espérer rencontrer un homme plus calme et délicat que toi.
Elle n'avait pas osé me tutoyer auparavant. Ce changement me désarçonnait, me faisant garder le silence de longues minutes.
— Quelque chose ne va pas ? Je t'ai vexé ?
— Non, non, absolument pas Até … Je voulais juste te dire merci de me voir comme un homme. Tu sais ça fait très longtemps que …
— Je sais Gregor.
Elle avait posé un doigt sur ma bouche. Le silence tourbillonnait dans la chambre, nous en profitions pour nous glisser sur le lit, sans dormir ni faire quoi que ce soit, hormis fixer le plafond, et serrer nos mains les unes contre les autres.
— Parle-moi encore de toi, Gregor. S'il te plaît. Je voudrais te connaître mieux, surtout si nous devons rester ensemble pour toute une vie.
— Je ne sais pas par où commencer …
Até ne se déconfit pas. Elle serra légèrement plus fort ses doigts contre les miens, se rapprocha, se lovant contre mon corps.
— Que s'est-il passé sur Bételgeuse-Euclide ?
— Comment ça ?
— Que s'est-il vraiment passé ? Je ne te connais que trop peu encore … Mais je ne sais pas, j'ai l'impression que quelque chose s'est cassé.
— Comment as-tu ….
— Gregor, coupa-t-elle, je n'ai beau avoir que vingt-six ans, cela fait déjà quelques années que j'étudie la psychologie humaine et ses domaines d'actions. Tu imaginais peut-être que j'étais une femme frivole, qui serait restée à attendre sagement dans une belle maison le retour d'un époux lointain ? Tu crois peut-être, parce que mon père est général, je n'étais qu'une belle potiche incapable d'avoir un peu de jugeote ?
— Até, jamais je ne penserais ce genre de chose.
Elle marqua un temps, avant de se redresser et de planter son regard dans le mien.
— Tu dis vrai ?
Je hochais la tête.
— Até, tu sais, il y a longtemps que je n'ai pas côtoyé de femme … Et sur Prima, enfin sur Bételgeuse-Euclide, oui, il y a eu … quelque chose.
– Que s'est-il passé ?
Son ton, comme une branche trop sèche, s'était brisé, avait perdu de l'assurance. Até semblait plus inquiète, comme si cela la touchait personnellement.
— Je pense que tu es au courant de l'aspect « officiel » dont a été conclue la rébellion.
— Oui, enfin … Tu as tué le chef des insurgés, et on t'a retrouvé dans la mine, inconscient.
— C'est à peu près ça, sur la forme. Dans le fond Até, je crois que je ne suis pas revenu de Prima.
Oui, je n'étais jamais revenu de Prima. Une partie de ma mémoire refusait de voir que les souvenirs étaient restés coincés avec les idéaux. La mine, en y réfléchissant bien, ne fut que le caniveau de l'autel où mes dernières pensées innocentes et naïves avaient fini par disparaître. Le feu sacré avait coulé sur les corps et les couleurs, sur Vaclaw et ses bombes, sur les parois rugueuses et le ciel tourmenté.
Si j'avais survécu, ce n'était que pour mieux souffrir dans les heures qui suivirent. Des hallucinations évanouies, il ne restait plus qu'une douleur, un manque gigantesque en forme de maelström noirâtre, des cris, des paroles, des images. Oui, il fallait sans doute qu'Até sache tout cela. Dans l'ordre, sans sentimentalisme ni analyse trop froide.
— Je ne peux pas en parler, finis-je par avouer.
— Comment ça ?
— Até, je suis désolé … C'est trop dur, il y a trop de … trop de douleur. J'ai vraiment envie d'oublier ce qu'il s'est passé là-bas … J'espère que …
— Non, je ne t'en voudrais pas, me rassura-t-elle. Mais j'aurais besoin de comprendre un jour, Gregor. Si jamais en parler de vive voix est trop insupportable, tu peux toujours me laisser un support physique …
— Até, je pourrais faire quelque chose. Parce que les mots ne suffiront pas. Mais cela risque d'être douloureux …
— Échanger les informations par câblage ? Tu penses que je n'ai pas d'implants ?
En guise de réponse, elle tourna la tête, souleva sa longue chevelure détachée, bouclée et chatoyante, découvrant une interface à peine plus grosse qu'un ongle.
— Je suis fille de général, insista-t-elle. Je suis plus ou moins psychologue. Et puis je suis profondément attaché à la Confédération. Alors, j'ai beau être une femme et ne pas pouvoir me battre physiquement, ça ne m'empêche pas d'adhérer à certains principes et à certaines pratiques.
Sans crier gare, elle m'attrapa le bras , fit basculer ma main droite en arrière, laissant découvrir une trode qui se tortillait dans tout les sens, et la plaqua contre sa nuque. Je sentis ses muscles se contracter puis se détendre, avant qu'elle ne nous invite à nouveau à nous allonger.
— Maintenant Gregor, je suis prête à tout entendre.
Contrairement à Benito, la présence d'Até se confirma vite être un appui et un repère solide et souple à la fois. Elle ne touchait à rien, ne tentait rien, se contentant de regarder. Loin d'avoir remis en scène quelque chose de vide et de cruel, j'avais réservé à Até la sincérité des sentiments, et dans une ville ensoleillée, un port en juin sans doute, nous marchions côte à côte. Elle était simplement vêtue d'une robe très légère, en organza, laissant les plis voler au vent. Moi, j'étais redevenu un jeune homme qu'elle dévorait avec gourmandise. J'avais encore opté pour ce tee-shirt et ce pantalon en toile un peu sale, un peu usé, et j'allais pieds nus dans les rues.
Nous étions restés main dans la main pendant un temps certain, aussi intense que des secondes et aussi agréable que des heures. Je voulais l'embrasser, je me retenais. Il n'y avait rien ici, rien d'agréable si la réalité fragile de ce port se dérobait. Até aussi devait le ressentir. Elle était dans mes pensées, dans ma conscience. Elle ne pouvait pas ignorer ce qui était devenu une réalité palpable, des sentiments faits solides et consistants.
Nous nous sommes regardés, quelques instants, avant de nous décider à entrer dans ce qui semblait être un bar. Il était désert, à ma grande surprise. J'avais bien le sentiment de ce vieil homme, de son sourire moqueur en coin, prêt à briser l'idylle et à m’entraîner très loin, sur la mer qui au loin brûlait de temps de soleil. À la place, il n'y avait que deux verres d'eau fraîche, et un fouillis de documents jaunis, oubliés, dispersés négligemment sur une table branlante.
Até, vive à réagir, s'empara de l'un d'eux, entamant une lecture nette et simple, d'un ton parfaitement neutre. Elle parla ainsi, deux, trois secondes peut-être. Et comme une évidence, les images nous cueillirent.
Nous nous retrouvions face à moi, dans cette maudite mine. Vaclaw était mort, la bouche ouverte, le regard ailleurs. Il bavait lamentablement, un liquide bileux sortait de sa dentition fracassée comme une cascade trop rouge, se perdant en ruisseaux poussiéreux. Le métal à peine tiédi de son bras sectionné rougeoyait encore, on distinguait une fumée sale, grisonnante qui s'échappait de cette plaie d'un genre étrange.
J'étais tombé, moi aussi. Le spectacle étrange de me voir ainsi, à quatre ou cinq mètres, face contre terre, haletant comme un dément, regard halluciné et lèvres gonflées par la drogue. Mon visage avait bleui, et devenu une baudruche humaine, il se tordait périodiquement de spasmes. Je n'étais pas encore mort, mais mon état n'annonçait pas les meilleurs auspices. Et dans cette situation limite, il fallait se contenter du peu qu'il restait, tremblotant. À l'exception de Franck, ils étaient tous liquidés. Et son regard, son regard si naïf et si candide, voilà ce qu'il avait vu. Cette scène ignoble de deux combattants se tenant à un mètre, allongés sur le sol comme des dormeurs bienheureux, et qui bien heureusement ne risquaient pas de se lever.
Franck avait dû prendre peur. Pour un jeune homme comme lui, complètement libéré des emprises d'une conversion, l’expérience avait dû être traumatisante. Alors, très logiquement, il s'était enfui, en hurlant à s'en déchirer les cordes vocales, nous livrant une image tressautante de la mine et de ses parois, puis de l'extérieur battu par le vent et la pluie. Il s'était proprement jeté contre les jambes des soldats présents à l'extérieur. Calcul inné et salvateur, qui lui avait sans doute évité de finir transpercer par une quarantaine de fusils à impulsions. Il s'était agité, avait continué de glapir. Le brave sergent qui m'avait tenu compagnie avant cette sale conclusion l'avait calmé d'un coup de botte dans le ventre, l'envoyant rouler au centre du cercle boueux. Franck était resté là, haletant, avant de se redresser, de demander grâce. Et puis, finalement, de dire qu'ils étaient tous irrécupérables, sauf moi. En réalité, il n'en savait rien, mais l'espérait fortement. Si je venais à avoir la mauvaise idée de cesser de vivre, le seul élément qui pouvait atténuer sa peine future disparaîtrait. Il en était hors de question évidemment.
Il avait attendu, angoissé, jusqu'au moment ou je suis ressorti, porté sur les épaules d'un soldat plus puissamment bâti que moi. Baüt, qui s'était déplacé, braillait des ordres comme un hystérique. Il avait fait venir les deux seuls cybernautes encore en état sur Williamsburg. Le constat était sans appel, même en l'absence d'un diagnostic précis ou poussé. Mon état empirait, les effets de la drogue se prolongeant et mettant en danger l'oxygénation de mes tissus organiques. « Intoxication aiguë », avaient-ils lâché d'une voix grave, inquiète. Et puis ce fût la navette, Franck toujours à côté de moi, moins prévenant qu’honnête. Il devait d'ailleurs sentir ce regard suspicieux des quelques hommes qui se tenaient avec lui dans la soute sombre et étriquée du vaisseau. L'un des soldats, en restant courtois, lui fit froidement comprendre qu'il pouvait dire adieu à son autonomie dans les heures à venir si jamais j'y passais. Franck déglutissait, j'avais presque envie de rire tant la situation se montrait tragique, confuse, et simpliste à la fois. Pauvre Franck, il n'avait rien demandé, et se retrouvait menacé, presque pendu déjà à un croc de boucher, pour avoir eu l'audace d'être encore vivant. Un sacrifice bien nécessaire pensait sans doute les confédérés, pour tous les frères tombés, pour toute l'ignominie de cet assaut final en forme de duel des ego. Oui, Franck était une offrande idéale pour le Dieu-Machine.
L'Aube de l'Espérance avait pénétré la haute atmosphère de Prima. Franck ne s'était pas senti rassuré lorsque la navette aborda les soutes d’amerrissages, et que d'autres innombrables fusils le séparèrent de ma carcasse malade. Il ne devait plus me revoir vraiment libre. On le traîna sans ménagement, des cris surgissant des couloirs. Puis ce furent les coups, le bruit du silence, et de l'oubli.
Até se retrouva assise, le regard profondément perdu, livide. Son attitude était d'autant plus impressionnante que le grain de sa peau, d'habitude aussi coloré que du miel bruni, ce grain était devenu un gris blanchâtre aussi farineux que du plâtre, quelques gouttes de sueur en plus. Elle agrippa ma main, reposa le document, me fixa, détacha chaque syllabe avec un effort surhumain.
— Il s'est passé quoi là-bas, Gregor ?
Il fallait que je prenne son poignet tout fin, presque maigre, que je le serre délicatement pour la rassurer, pour qu'elle retrouve un peu de souffle, et qu'enfin je parle à mon tour en fouillant discrètement le tas de documents.
— Je ne peux pas en dire plus Até… Il faut qu'on continue… Il faut que tu voies pour comprendre.
Elle acquiesça, à peine rassurée et remise de ses émotions. Le choc avait été violent, mais il n'était rien à côté de ce qui l'attendait.
Doucement, j'ai retiré un petit carré de métal qui s'était retrouvé caché par le capharnaüm de papiers et de missives diverses. Il n'excédait pas cinq centimètres de côté et un seul d'épaisseur. Je le tendais à Até, qui l'attrapa en hésitant, avant de le serrer à s'en blanchir les phalanges. Elle me regarda, comme pour me dire qu'elle était prête, qu'elle voulait continuer. Alors je hochai la tête, j'attrapai à mon tour un bout de ce curieux objet, et les souvenirs glacés se précipitèrent sur nous.
— On est en train de le perdre, sergent ! Rebranchez le, tant pis si on grille plusieurs mémoires tampons !
La caméra avait ce regard parfait, malsain à souhait, avec un angle magnifique qui offrait la vue d'un corps blessé et immonde dans son humanité, sa fragilité. Le peu de peau qui couvrait encore la surface était tuméfié, du sang coagulé s'étalait en jolies virgules nettes aux commissures de lèvres bleuâtres. Les traits du visage se tordaient en un ensemble harmonieux, bien qu'il semblait prêt à éclater. Quelques tremblements animaient la carcasse mécanique. Et par-dessus, deux hommes, peut-être trois, qui s’activaient habilement, dans une tension confinant à l'hystérie.
Pauvre Gregor, encore. Puisque ce corps, évidemment, c'était le mien.
Até et moi nous tenions à la place de la caméra d'un bloc d'interventions d'urgence de l'Aube de l'Espérance, quelque part dans le secteur médical. En consultant une série de données de bords, il avait dû s'écouler une petite dizaine de minutes entre l'arrivée et cette scène, macabre. Até m'agrippait plus fortement que jamais, contracté elle aussi. Et si la vue des conséquences physiques de la mission l'impressionnait, elle n'imaginait pas comment j'étais encore là, comment je pouvais me tenir à côté d'elle, bien vivant.
Il y eut du mouvement. On avait débranché plusieurs sondes de mon corps, et on avait décidé de me placer dans une cuve de stase standard, qui attendait bien sagement auprès de la table d'interventions. Ma tête ballotta malgré tout le soin que les cybernautes accordaient à me maintenir dans la meilleure position possible. C'était une vision dérangeante, elle continuait à défiler dans mon esprit bien après que j'eus atterri dans la cuve, à moitié immergée, et que les hommes s'activaient à me connecter à divers systèmes cybernétiques et à plusieurs poches souples de liquide nourricier.
— Major, il semblerait que son activité neurale atteigne des pics assez atypiques. Les éléments organiques du lobe frontal sont en hyperthermie, avec des prodromes inquiétants de type crise tonico-clonique et syndrome d'hypertension intra-ventriculaire…
L’intéressé fixa son subalterne, puis se concentra à nouveau sur sa tâche tout en listant ses ordres.
— Vous drainez, vous implantez deux puces biomédicales pour réguler la température autour de trente-six degrés centigrades, vous le perfusez avec vingt milligrammes de clonazépam et vous le plongez en stase profonde.
— Bien major.
La suite fut étrange. Il n'y eut aucune intervention chirurgicale sur le crâne en lui-même, mais plusieurs séries d'injection à l'aide de longues et fines aiguilles, reliées à un système de tubes transparent où se développait un liquide noirâtre et épais. Des nanites, en concentration spectaculaire, et dont une infime proportion échouait sur les surfaces rosâtres du cerveau, se réorganisant sous contrôle visuel des cybernautes en d'étonnants dispositifs médicaux. Il ne fallut pas plus de quelques minutes pour que la situation se détende, puis se normalise. La récupération fut achevée par l'acheminement de la cuve dans un autre secteur nécessitant une prise en charge moins intense. Une dizaine de minutes s'étaient écoulées, et en apparence, la situation était devenue gérable. Até se décontracta un peu, je l'invitai en chuchotant à revenir plus en amont, à ré émerger un peu, pour qu'elle se repose un peu plus. Elle accepta.
— Gregor … Je … Je ne sais pas si je veux vraiment continuer.
Le verre d'eau en main était glacé. Ma peau au contact du récipient semblait se tordre tant la sensation était intense, presque douloureuse. J'en aurais pleuré si j'avais su m'en souvenir aussi. Mais il y avait Até. Il y avait le soleil. Et puis surtout au fond, la mer, si bleue et si sombre pourtant qu'elle était devenue un monstre amorphe allongé sur le ventre plat de la Terre.
Je lâchai le verre d'eau sur la table, pour mieux passer un bras autour de ses épaules. Elle se blottit, tout assise qu'elle était sur cette chaise. Je sentais sa peur, sa peur qui puait comme un mauvais parfum trop rance.
— Até, je ne pense pas que nous pourrons revenir plus tard.
Parce qu'Alexeï guettait de tout son souvenir sur les rives de mes pensées, menaçant de lancer en bon Zeus ses foudres sur ma raison et ma personne. Je me sentais encore assez timoré, et lui assez tranquille, pour risquer Até là bas, dans cette mer, pour une plongée en eaux troubles. Mais elle ne voulait pas. Elle en avait assez vu. Alors, elle frémit, se reprit, se releva. Nous finissions d'un geste raide nos boissons, les laissant négligemment sur la table avant de partir. Dans les rues bouillantes qui n'étaient que des copies baroques d'une Andalousie républicaine éteinte voilà près de deux siècles, nos pas sonnaient trop net, trop rapides. La chaleur était proprement infernale, sans que le moindre souffle de vent ne puisse y changer quoi que ce soit. Au détour d'une façade moulurée, ventripotente et tentaculaire, la plage se dessina comme un croquis trop frais, presque interdit. Até ne se hâta pas pour autant, et je dus la devancer légèrement, pour parcourir ces quelques centaines de mètres en plein zénith, sur les pavés tremblotants de chaleur.
Elle laissa ses pieds traîner au rythme des vagues, juste à la limite du sable trop blanc, trop net pour être celui d'une plage. L'eau était tiède. Elle s'y serait jetée. Je la vis sourire, m'inviter à la prendre par la taille, à l'étreindre, bref, à devenir pour une minute, juste avant la grande inondation de nos âmes, deux amants véritables. Des doigts, les siens, attrapèrent délicatement cette chemise un peu large, la défaisant doucement, sans vraiment que nous nous décollions. Et puis sa robe, entre les miens, tomba sans grande
difficulté. Il nous fallait être nus, nous regarder enfin, nous tenir la main. Et puis, la mer, là, immense et évidente, nous invitant à rentrer, à voir ce qui devait être vu.
— Até ?
Laissant le temps prendre ses aises, elle soupira, se tendit un peu, me regarda.
— Oui, je crois que ça va aller.
Je hochai la tête, pris sa main, et l'invitai à me suivre dans les vagues. Les premiers mètres étaient faciles. Seule la couleur du ciel avait plus ou moins changé, en tirant vers l'ocre. Puis, la hauteur d'eau augmentant, il vira au rouge sang. Une pluie grasse rivalisait avec le soleil, toujours aussi brûlant. Até s'agrippa alors à moi, avec une force phénoménale, nous entraînant au fond. Le sable se dérobait sous mes pieds, et même en bon nageur, je n'arrivai pas à remonter à la surface. À mieux y réfléchir, c'était le fond qui nous attirait. Alors, je l'attrapai avec plus de force encore, l'emmenant avec moi. Loin du soleil et des images encore trop impersonnelles.
Il n'y a plus grand-chose dans les rues. À peine quelques couleurs fades, quelques voitures vrombissantes, et des passants qui se pressent, car c'est le soir. Mille neuf cent soixante-seize reste dans ce passé fini au présent, là, sur cette rue qu'ils appelaient Broadway. Oui, New York n'a pas changé depuis Alexeï. J'ai l'impression troublante de comprendre pourquoi on est venu ici avant. Parce qu’Alexeï joue à l'imbécile, qu'il veut mettre du grand et du beau dans son discours, insister sur les intérêts. Il a trouvé dans ma personne un idéaliste qui n'a pas fini d'égrainer ses rêves, qui prend encore une pelle pour aller bêcher sur les champs de la liberté et de son bon droit. Alexeï omet surtout de dire que cette idée folle, avant d'être celle d'une race, d'un monde ou d'un univers tout entier, c'est celle de son désir. Son désir passé de date des décennies avant, et qui continue à suinter comme le pus d'une mauvaise plaie. Il empoisonne le monde, il asphyxie les autres, il mérite la mort.
Le voilà, d'ailleurs, qui sort d'un de ces bâtiments gigantesques, grands monolithes ajourés de milliers d'ouvertures. Le soleil couchant joue sur les cimes en plomb, gouttière et chiens assis en tous genres. Ça ricoche, ça dégringole du tout en gouttes dorées, la pluie est encore très proche. Dommage, car ça trempe aussi son beau manteau. Il est surpris de me revoir, et il regarde plus attentivement Até.
— Voilà, déclaré-je simplement pour qu'elle comprenne.
Mais de toute façon, ça ne peut que lui échapper . Ça n'a pas d'importance, tout sera vite réglé. Alexeï a le pas guilleret, presque enfantin quand il nous rejoint. Un beau sourire se fait soleil sur son visage.
— Gregor ? Tu es revenu finalement ?
Je l'ignore.
— Até, voici Alexeï Pasternak.
— Enchanté, mademoiselle.
Il ne remarque rien d'anormal. Le soleil cogne pourtant plus fort en une dizaine de secondes. Le temps va exploser. Il faut faire vite, très vite. Je m'approche au plus près de lui.
— C'est ce salaud qui a fait sauter Prima. C'est ce salaud qui a de sales idées.
— Gregor, qu'est-ce que …
Je sors un revolver, éclatant. Il luit d'un éclat divin. Je le braque sans hésiter un seul instant sur son front.
— C'est ce salaud qui m'a largué un virus en forme de cadeau. C'est lui qui m'a filé ces hallucinations, ce délire, ces idées perverses. C'est sur lui qu'il faut tirer.
Joindre le geste et la parole, comme une parabole qui devient palpable. Je presse la gâchette, le bruit est effroyable. Le temps s'accélère, la balle est déjà partie quand je prends vraiment conscience de sa mort. Son corps vacille, dans un demi-tour tragi-comique, et il s'effondre. Je lâche l'arme, elle tape le sol dans un petit bruit métallique.
Até est effrayée, elle s’agrippe à mon bras. Encore une fois, une fois de trop sans doute. Il faut qu'elle comprenne.
— Gregor.
— Até, maintenant, je crois que ça va aller mieux. Beaucoup mieux.
Je l'étreins une nouvelle fois, avec le cadavre de Pasternak aux pieds. Le temps, toujours lui, n'envoie pas la nuit. De toute façon, lorsqu'on s'embrasse, les lèvres bien posées, il est déjà oublié.
La remontée fut rapide, indolore. Le lit de ce palais, dans Venise, était trempé de sueur. Até tremblotait, le visage déformé par la peur, et vint contre moi se blottir, alors que je retirai la trode qui nous maintenait ensemble.
— Gregor, je …
Je mis un doigt contre ses lèvres, pour mieux l'embrasser à nouveau. Cette fois, la souplesse de mon visage adolescent ne fut plus qu'un souvenir. Les traits fixés par les plaques métalliques devaient donner à la scène un goût étrange, surréaliste. Pourtant, elle ne se défit pas de ce baiser au goût aussi amer que sucré, insolent et lourd de sens. Puisqu'elle avait vu, il fallait à présent qu'elle taise le secret, le lourd secret que j'avais détruit par amour pour elle comme pour moi, dans ce temps qui n'en était plus un.
Até avait compris, c'était une évidence. Une évidence trop folle pour qu'il en fût autrement.
Alexeï était mort pour de bon, lui et ses maudits rêves. Les miens étaient transformés, transfigurés, par la simplicité qui se présentait.
J'étais devenu en une poignée de sang Gregor Mac Mordan, ce cher capitaine et héros confédéré qui avait finalement pleinement accepté sa charge d'officier. Et embrasser pour de bon les idées qu'il servait, et qu'il servirait avec une foi nouvelle.
— Capitaine Mac Mordan ?
— Oui ?
— Félicitations, capitaine. Avec des hommes comme vous, la société marche au pas.
De l'or sur les murs, du champagne de bonne qualité dans des flûtes, pour ceux qui peuvent encore boire. Des hommes, des femmes, dans des tenues éclatantes, parfaitement mises en valeurs dans la simplicité ou bien la sophistication. La pièce, vaste et haute, accueillait sans rechigner cette assemblée souriante et digne à la fois. Et bien que les extérieures se devinaient malgré la nuit au travers des fenêtres, c'était dans cet intérieur cossu, éclairé et dressé avec goût, que le spectacle se déroulait.
Je n'étais pas à mon aise. Un costume trop grand pour moi me faisait ainsi l'effet d'un déguisement trop flasque, trop impersonnel. Celui des honneurs.
On avait pourtant soigneusement veillé à ce que j’apparaisse sous un jour heureux, resplendissant même, dans des tissus précieux, horriblement chers et montés par des mains habiles. La cape qui me couvrait, lourde et soyeuse, était sans aucun doute une des plus belles que je n’ai jamais portées. Même les détails étaient devenus des trésors, comme la fibule et la chaînette en argent, ou la fourragère à mon épaule, dans le même métal.
Je me tenais donc, bien raide, répondant avec un certain malaise à toutes les questions que me posaient ces gens-là. Des officiers, très hauts gradés pour la plupart, avec femme et filles, comme des tributs de guerre bien en chair au milieu desquelles les militaires se pressaient, soudain plus lubriques, plus sentimentaux, et moins portés sur le sens du devoir. La soirée illustrait à la perfection les rares moments de distractions pour cette intelligentsia soudain devenue très sérieuse et très impliquée. J’étais encore à la marge, mais cela ne tarderait sans doute pas à évoluer. La seule occupation qui m'avait été échue, observer attentivement et rendre des poignées de main en souriant, me contentait totalement.
L'amiral Nielsen, plus rutilant que jamais, tenait une conversation qui semblait le passionner avec un haut officier aussi vieux qu'austère, les rares lambeaux de peau restant sur son visage osseux aussi sec que du vieux papier. Le Colonel Jurdrad, l'un de ses supérieurs direct, un homme qualifié de saint aux méthodes aussi rugueuses que la pierre des mines de Prima.
Prima. Si loin et si proche, encore bien en tête et pour longtemps, cette planète n'avait pas fini de me faire payer au centuple la fin précipitée des derniers Hommes moins aliénés que la moyenne. Une opération qui m'avait finalement été très bénéfique, j'y gagnais en lucidité et en prestige. Mon grade de capitaine fraîchement obtenu devenait un sujet de fierté pour tous mes Frères et pour mes chefs. Le traître racheté qui combattait pour servir le Dieu—Machine, pour Le Magister, pour conserver en état ce qui était et constituait une société progressive, mais certainement pas progressiste, ou la seule façon de s'élever passer par l'adhésion à des idées radicales, mais intéressantes. Oui, j'avais bien ménagé jusqu'à présent cet honneur, mais la vision de cette salle, de ces hommes de pouvoirs que j'ai longtemps redoutés et n'ai jamais apprivoisés, cette vision me remplissait de doutes.
Vers quoi aller ? Et par quels moyens ?
Il convenait de rester tout de même honnête. Leurs grades ne les empêchaient de croire fermement à leurs idées, une vision assez radicale du culte mécaniste, applicable en particulier aux autres, surtout aux hommes sous leurs ordres. Les cyborgs étaient rares, pas les porteurs de puces neurales. Sur les deux cents êtres qui se tenaient là, dans les hauteurs d'un monde sombre comme une mer la nuit, pas plus d'une quinzaine étaient réellement implantés, moi compris. Et sur les quelques milliers qui avaient pris possession de la vieille cité, les proportions devaient être équivalentes. Les adeptes de la première heure devaient se tenir, trop dignes, et penser malgré tout que la duperie avait bien pris, que les charognards, quel que soit le régime, dégustaient très bien les idées pour en faire des objets beaucoup moins nobles et beaucoup plus répugnants. Peut-être même le Très Saint Magister y pensait. J'avais eu la chance de le croiser, de m'incliner avec beaucoup de ferveur et de le voir sourire, me poser une main sur l'épaule et me regarder droit dans les yeux, en me félicitant et en me confiant aux bons soins du Dieu—Machine et des Cinq Colonels. Le Commandus Magnus l'accompagnait. Nous nous entretenions ensemble davantage de temps, il restait peu loquace, mais sincère, m'informant que j'irais probablement rejoindre l'Ordre Inquisitorial, que mon cas n'en resterait pas là, et que ce j'avais fait relevait de l'exceptionnel. Et malgré toute sa sincérité, son attention paternelle, il livrait entre les lignes un message qui me brisa le cœur à son sujet.
« Tu aurais dû mourir, Gregor. Mourir, ou tomber dans des travers au moins aussi terribles ».
Je ne pouvais pourtant pas cesser de le respecter, de lui pardonner, de l'apprécier simplement comme un substitut de père. Nous nous recroisions à plusieurs reprises dans la soirée, toujours souriants et toujours laconiques. Il avait horreur de cette cérémonie annuelle dans une vieille ville consistant à mettre en relation famille hautes et militaire, entretenant les relations intéressées. La chair et ses plaisirs le dégoûtaient autant que cette formalité, qu'il avait approuvée bien malgré tout. Les soldats les plus méritants y trouvaient, une fois dans leur vie, l'occasion de s'élever de la condition intellectuellement miséreuse de ce qui faisait la masse du peuple humain. À Édimbourg, cela avait été un miracle que je poursuive un cursus supérieur non scientifique. Ce genre de domaine échoyait davantage à une jeunesse plus instruite, plus éduquée, et plus insouciante aussi. Je préférais penser que cela n'était dû qu'au hasard. Imaginer autre chose me donnait la nausée.
Soudain plus soucieux, plus englué dans des idées trop sombres en pareilles circonstances, je me dirigeais vers l'un des balcons que comptait le palais. L'air qui coulait de l'extérieure en une rivière irrégulière fouettait mon visage et faisait danser la cape sur mon dos avec un rythme agréable, presque majestueux, lent et profond à la fois. Comme je m'y attendais, au creux de la baie, personne ne restait dehors. Les rigueurs de l'hiver n'étaient pas descendues des Alpes. Une tiédeur trop fraîche sur les vêtements et les peaux trop propres, trop nets. Regarder dehors, par-delà le bras d'eau qui sépare le lourd bâtiment du vieux monastère, juste à quelques centaines de mètres. Les reflets blafards de la lune dessinant les contours des îlots, des bâtiments sur ceux-ci, rendant bien ridicules les quelques éclairages qui parsemaient çà et là les voies désertes, à de rares exceptions près.
Venise, une nuit de Février.
Les troupes confédérées stationnaient à plusieurs kilomètres, sur la terre ferme. Des patrouilles aériennes volaient, quasiment silencieuses, simple bourdonnement un peu trop indiscret qui faisait lever les yeux vers des cieux où l'infini des étoiles égarait la conscience. Parfois, leurs ombres se détachaient sur la lune pleine et rousse qui se levait à l'ouest. La poésie et l'ambiance de la lagune trouvaient une résonance dans mon for intérieur, comme une photo oubliée au goût de souvenirs doux comme l'été. La légèreté de l'air qui se condensait un une nappe de brouillard fin et presque imperceptible jouant sur les toits, l'éclat blafard des eaux noirâtres, le clapotis régulier sur les pierres fracassées des quais, les rires à l'intérieur, la musique aussi enivrante que du vin, oui, tout était à cet instant le condensé de ce bonheur perdu, hélas encore trop vivace dans ma mémoire pour m'être d'un quelconque réconfort.
J'agrippai avec force le grade corps en pierre. Mes doigts se crispaient en crissant, laissant de fines traces sur le calcaire ajouré et poli par le temps. J'étais aussi mal loti dans cette solitude du dehors que dans l'étouffante solennité des intérieurs, dans cette foule que je ne voulais pas vraiment voir ni totalement haïr. Ce qui était l'une des plus belles soirées et un de mes plus grands instants de gloire se transformait en une sensation d'inachevé et de dégoût, de soi comme des autres. Je me décidai à partir, prétextant la fatigue et le décalage temporel, entrevoyant déjà d'autres excuses, et la promesse d'un repos au silence dans l’hôtel particulier où je devais encore loger jusqu'au surlendemain.
— Capitaine ?
Une voix féminine, douce et assurée, résonna sur la terrasse déserte. Je me retournai, surpris d'avoir été interrompu dans mes pensées, soudain peiné d'être contraint de revoir mon envie de fuite. Peut-être fut-ce pour cela que j'ai négligé sa tenue précieuse, sa coiffure, son grain de peau si subtilement irrégulier sous la lune. Peut-être est-ce pour ça que j'ai grogné, montrant une image de moi en vieux solitaire blasé et allergique à cette foule. Je commettais l'imper de ne même pas me mettre au garde-à-vous, alors qu'il y avait toutes les chances pour que cette femme aussi fragile qu'impressionnante soit la fille ou la femme d'un officier supérieur.
— Capitaine Mac Mordan ? Répéta-t-elle.
— Oui, lui-même, finis-je par répondre avec négligence.
Elle osa sourire. J'eus envie de la gifler et de la bousculer, de m'enfuir et de la projeter contre le mur en marbre, de l'oublier et d'oublier toute cette soirée. Je me sentais défaillir à la simple vue de son regard, elle me donnait la nausée.
— Capitaine, continua-t-elle, comme si tout cela lui était étranger. Je pense que vous ne me connaissez pas encore, et sans doute ma présence vous dérange-t-elle …
— Non, pas du tout, objectai-je d'une voix éteinte.
— Allons bon ! Serait-ce la vue sur la lagune qui vous attiré ici ? C'est vrai que le point de vue est magnifique, surtout avec le clair de lune … On pourrait avoir la sensation d'être seuls au monde, n'est-ce pas ? On pourrait oublier la fête, les gens, les formalités, les discours … Vous n'aimez pas les discours, je présume ?
— Non, absolu …
— Até Sherazi. Je suis ravi de faire votre connaissance, capitaine Mac Mordan.
Cette coupure était d'une insolence incroyable. Une insolence d'autant plus grande qu'aucun homme, y compris le Très Saint Magister, ne se serait permis de la reprendre. Les femmes présentes dans le palais savaient pertinemment qu'elles constituaient la monnaie d'échange d'une oligarchie balbutiante. Les mariages arrangés n'étaient pas de leur fait, mais souvent des maris, des pères et des frères, et seule l'audace pouvait leur faire espérer un peu de légèreté et d'aventure. Até Sherazi connaissait ce jeu, et y entrait totalement. Elle savait que je devrais la regarder plus en détail, plus longuement. Que je prendrais conscience de la longue robe à motifs orientaux, des bijoux en or si finement ciselé qu'ils n'étaient plus qu'une dentelle ésotérique en forme de symphonie dorée, de la coiffure et du maquillage si simple qu'il en rendait son visage plus accessible et plus proche de sa beauté brute. Elle savait aussi que j'entendrais son nom, que je saurais qu'elle était une des filles du général Sherazi, un rustre iranien sorti de la fange par l'un des Colonels en personne et qui avait soigneusement grimpé les échelons. Elle savait enfin que je ne pourrais plus fuir lorsque j'aurais pris conscience de tous ces éléments, et qu'il faudrait alors que je la regarde dans les yeux. Ce que je fis, avec une prévisibilité frôlant l'enfantillage.
— Je vous retourne le compliment, mademoiselle Sherazi. Votre père doit être très fier d'avoir une fille aussi adroite que vous dans l'art de converser.
Elle ne put s'empêcher de rougir. Les spectres infrarouges la dévoilaient sous une explosion de couleurs flamboyantes qui n'auraient pas dépareillé dans un rêve. C'était sans doute pour cela, je devais rêver.
— Je suppose que toutes les forces vives de cette assemblée vous ont largement félicité pour vos exploits sur Bételgeuse-Euclide. Permettez-moi de rajouter ma modeste contribution à vos victoires.
Elle leva un verre de champagne, se délecta quelques instants de son goût, avant de replonger férocement son regard dans le mien.
— Il va sans dire que je porte un toast pour deux … Étant donné que vous n'êtes plus en état de vous alcooliser.
Sa franchise ne cachait pas de cynisme. Elle avait dit ça comme elle aurait parlé du temps. L'évidence de nos corps radicalement opposés ne lui causait guère de problèmes moraux. D'un autre côté, il aurait été étonnant que la fille d'un général dont une bonne partie des subordonnés possédaient des implants cybernétiques réagisse autrement. Je préférais la laisser faire, quitte à devoir remettre au clair certaines vérités par la suite.
— Ne vous inquiétez pas capitaine … Il serait fort déplacé pour de jeunes femmes de bonne famille d’apparaître dans des états quelque peu … incorrects.
— Du D-baclofène ?
— Exactement capitaine … C'est une substance absolument prodigieuse pour ce genre de mondanité. Hélas, cela n'évite pas le goût infâme de l'alcool.
— Mais alors … Ce toast … Vous …
— Je ne souhaitais pas vous faire l'affront de ne rien faire, de rester les bras ballants. Je sais que vous êtes différents de tous vos camarades. C'est pour cela que j'ai pris l'initiative de venir ici, quand je vous ai vu sortir.
— Mais, mademoiselle, votre père …
— N'est pas au courant ?
Un rire très léger résonna sur la terrasse. Une cascade de miel surgissait de sa bouche. Trop gêné, je n'osais pas bouger. Je pris conscience de l'attitude terriblement rigide que je devais avoir.
— Capitaine Mac Mordan, il me parait plus qu'évident de vous indiquer que je ne me serais permis aucune audace de libertinage avec les conventions sociales. Si vous n'aviez pas été pressenti pour être mon futur mari, jamais je ne serais venu. La seule entorse aux protocoles a été de ne pas voir mon père avant notre entrevue. Je propose que nous corrigions cette erreur au plus vite.
Elle attrapa ma main avec grâce. Je sentais la douceur de sa peau au contact du métal. J'avais négligemment retiré les lourds gants en cuir noir qui m'enserraient les doigts jusqu'alors, et cette demoiselle ne me laissa pas le temps de les rechausser. Je ne pouvais pas davantage protester. Nous fendions déjà la foule, elle d'un pas assuré, moi bien contraint de la suivre avec le plus de sérieux et de dignité possible. Je vis les regards se poser sur nos mains soudain accrochées. Je récoltai autant de sourires attendris que de rictus contrits et vengeurs. J'en déduisais qu'Até Sherazi devait représenter un bon parti convoité par nombre d'officiers. Il était plus sage alors d'ignorer les réactions, et de se réserver pour cette entrevue avec le général.
Son père avait cinquante-sept ans, elle à peine vingt-six. Elle était la seconde fille du couple Sherazi, et dont le père représentait un argument absolu d'autorité. C'était comme si la flamme confédérée avait ravivé les restes d'une culture paternaliste et stricte, et dont il se plaisait à user et abuser. La seule façon dont il cramponnait la main de son épouse, une femme d'origine anglaise qui ressemblait vaguement à quelques portraits de la mère du Très Saint Magister, trahissait ce désir de possession et de mainmise. Et bien qu'il soit d'une quarantaine de centimètres plus petit que moi, je sus en posant mon regard dans le sien que ce dialogue formel serait un bon prétexte à asseoir encore un peu plus son autorité, et mieux encore, sur un subordonné qui risquait de devenir son gendre.
— Père, commença Até. Je sais que ce que je m'apprête à faire n'est pas particulièrement scrupuleux envers les protocoles de ce genre de … rencontre, mais il convenait de réparer au plus vite l'erreur.
Le général soupira. Il fit jouer son implant oculaire en une série de couleur évoluant du rouge au bleu, puis au mauve, et soupira pour montrer sa désapprobation. Il n'en demeura pas moins d'une politesse rare.
— Ma fille, sachez que si ces règles existent, ce n'est pas pour qu'une demoiselle comme vous y mette un terme. Étant donné qu'il est impossible de remonter le temps (il baissa furtivement la tête et adressa une prière au Dieu-Machine ), nous corrigerons ça au plus vite.
La froideur des paroles n'égalait que la fermeté de celle-ci. Até baissa les yeux, s'excusa platement, et se positionna en retrait de son père. Sa farouche indépendance s'était évanouie en quelques secondes, il ne subsistait plus qu'un silence gêné.
— Capitaine Mac Mordan, reprit le général.
— Mon général …
Je me mis au garde-à-vous, me retenant du moindre fou rire. Il en aurait sans doute été horriblement vexé.
— Repos capitaine. Je constate donc avec plus ou moins de bonheur que ma fille cadette a déjà eu vent de la nouvelle, et s'est rendue auprès de vous. Voilà une audace qui, j'espère, vous a ravi. Mais puisqu'il convient d'y mettre les formes, permettez-moi donc de vous présenter ma fille, Até. Il serait pour nous deux d'un grand honneur que vous l'épousiez avant toute nouvelle mission. Sachez également, capitaine, que vous avez ma pleine et entière bénédiction pour cette union, ainsi que celle du Très Saint Magister Oddarick.
À l'évidence, la relation avait été ordonnée en haut lieu. Jamais un militaire, pas même un général, n'aurait alors dérogé à ce qui n'était ni plus ni moins qu'un ordre. La conséquence de tout cela se dévoilait en une évidence insolente : reconstruire une oligarchie méritoire et salutaire, où des hommes comme moi aurait quelques privilèges en épousant une femme comme Até. Até qui, une fois la déclaration de son père et sa bénédiction donnée, retrouva un semblant de consistance. Dans les lumières de la salle du Grand Conseil, elle en apparaissait encore plus rayonnante. Et lorsqu’elle prit ma main pour la seconde fois, je ne boudais plus mon plaisir. La terrasse nous attendait, mais Até préféra redescendre au rez-de-chaussée du palais des Doges, récupérant un manteau que je me chargeai de porter.
— Et où allons-nous maintenant ?
— Je pensais que nous pourrions continuer à parler … Capitaine.
— Gregor. Je préférerais que vous m’appeliez par mon prénom, mademoiselle Até.
— Oui, je comprends tout à fait … Dans ce cas, que diriez-vous de continuer à discuter tout en nous promenant encore un peu ? La nuit est douce, l'heure est relativement correcte …
— Je n'y vois pas d'inconvénients.
Avec la soirée qui s'achevait ainsi par une fuite tout ce qu'il y a de plus classique, je n'avais plus d'obligations pour les deux journées à venir. Mais les questions se bousculaient dans ma tête. Personne ne m'avait préparé à l'éventualité que mon statut m’octroie une femme et une relation condamnée à une stabilité platonique. Où et comment pourrions-nous dormir ? Devions-nous être vus ensemble ? Devais-je
rester d'une frigidité absolue si jamais nous nous plaisions vraiment ?
Oui, l'aspect militaire des dernières années avait dynamité les derniers vestiges d'une passion amoureuse, et la présence d'implant qui inhibait parfois mes sentiments n'avait rien arrangé. Mais au fond, je savais qu'Até saurait se montrer habile. Et que nos différences seraient notre force vive, malgré tout.
Elle avait pris un grand soin à nous faire traverser la ville par une série de rue et de ponts dont il était difficile de se souvenir. La nuit aidant, elle s'était tout doucement glissée auprès de moi, se couvrant de cette cape qu'elle trouvait si lourde et si grossière qu'elle préférait en rire. Je ne disais rien, trop inquiet de ne pas voir la conclusion de ce voyage au bout de la nuit, où je scrutais chaque trottoir et chaque marche, de peur qu'elle ne finisse par tomber. Les regards d'Até semblaient plus brillants, plus immenses dans la nuit. Ses paroles ne trouvaient bien souvent que l'écho d'une ville morte et vide depuis des décennies, attraction grandeur nature où nous étions devenus deux comédiens dans des costumes qui nous allaient très mal. Ce fut sans doute la raison de la rapidité de ses gestes lorsque, une fois arrivée dans cet hôtel particulier, elle avait dégrafé la cape et jeté négligemment la fibule sur un fauteuil. La scène avait d'ailleurs été très amusante. A mes cotés de mes airs de géant métallique, Até était fluette, fragile, et petite de surcroît. Je m'étais agenouillé, nos regards s'étaient croisés, elle avait éclaté de rire.
— Quoi ?
— Non, ce n'est rien Gregor. Je n'imaginais pas que j'aurais un chevalier servant un jour … L'image est assez improbable.
À mon tour, je ne pus réprimer un sourire.
— Mademoiselle Até, sachez qu'il est de mon devoir de contenter vos souhaits les plus inavouables, même ceux qui relèvent du fantasme enfantin et un peu oublié.
— Psychologie ?
Je fis mine de soupirer.
— Pas vraiment non … Troisième cycle en faculté d'Histoire, spécialisation vingtième siècle. J'ai arrêté un peu moins d'un an avant le doctorat.
— C'était il y a longtemps ?
— Cet automne, cela ferra cinq ans.
Elle avait cessé de me regarder droit dans les yeux, s'était levée, entamant à son tour de se déshabiller. Elle passa une main dans son dos pour défaire la robe, je ne pus m'empêcher de l'aider.
— Merci, murmura-t-elle.
— Até, continuai-je, je suis désolé de devenir soudain aussi terre-à-terre, mais vous devez savoir que …
— Nous ne ferrons pas l'amour ? Nous n'aurons pas de relations sexuelles ? Je le savais déjà Gregor, il a bien fallu que j'en fasse mon parti.
— Je suis désolé Até …
— Non, ne le sois pas, vraiment. Tu es vraiment parfait. Je n'aurais pas pu espérer rencontrer un homme plus calme et délicat que toi.
Elle n'avait pas osé me tutoyer auparavant. Ce changement me désarçonnait, me faisant garder le silence de longues minutes.
— Quelque chose ne va pas ? Je t'ai vexé ?
— Non, non, absolument pas Até … Je voulais juste te dire merci de me voir comme un homme. Tu sais ça fait très longtemps que …
— Je sais Gregor.
Elle avait posé un doigt sur ma bouche. Le silence tourbillonnait dans la chambre, nous en profitions pour nous glisser sur le lit, sans dormir ni faire quoi que ce soit, hormis fixer le plafond, et serrer nos mains les unes contre les autres.
— Parle-moi encore de toi, Gregor. S'il te plaît. Je voudrais te connaître mieux, surtout si nous devons rester ensemble pour toute une vie.
— Je ne sais pas par où commencer …
Até ne se déconfit pas. Elle serra légèrement plus fort ses doigts contre les miens, se rapprocha, se lovant contre mon corps.
— Que s'est-il passé sur Bételgeuse-Euclide ?
— Comment ça ?
— Que s'est-il vraiment passé ? Je ne te connais que trop peu encore … Mais je ne sais pas, j'ai l'impression que quelque chose s'est cassé.
— Comment as-tu ….
— Gregor, coupa-t-elle, je n'ai beau avoir que vingt-six ans, cela fait déjà quelques années que j'étudie la psychologie humaine et ses domaines d'actions. Tu imaginais peut-être que j'étais une femme frivole, qui serait restée à attendre sagement dans une belle maison le retour d'un époux lointain ? Tu crois peut-être, parce que mon père est général, je n'étais qu'une belle potiche incapable d'avoir un peu de jugeote ?
— Até, jamais je ne penserais ce genre de chose.
Elle marqua un temps, avant de se redresser et de planter son regard dans le mien.
— Tu dis vrai ?
Je hochais la tête.
— Até, tu sais, il y a longtemps que je n'ai pas côtoyé de femme … Et sur Prima, enfin sur Bételgeuse-Euclide, oui, il y a eu … quelque chose.
– Que s'est-il passé ?
Son ton, comme une branche trop sèche, s'était brisé, avait perdu de l'assurance. Até semblait plus inquiète, comme si cela la touchait personnellement.
— Je pense que tu es au courant de l'aspect « officiel » dont a été conclue la rébellion.
— Oui, enfin … Tu as tué le chef des insurgés, et on t'a retrouvé dans la mine, inconscient.
— C'est à peu près ça, sur la forme. Dans le fond Até, je crois que je ne suis pas revenu de Prima.
Oui, je n'étais jamais revenu de Prima. Une partie de ma mémoire refusait de voir que les souvenirs étaient restés coincés avec les idéaux. La mine, en y réfléchissant bien, ne fut que le caniveau de l'autel où mes dernières pensées innocentes et naïves avaient fini par disparaître. Le feu sacré avait coulé sur les corps et les couleurs, sur Vaclaw et ses bombes, sur les parois rugueuses et le ciel tourmenté.
Si j'avais survécu, ce n'était que pour mieux souffrir dans les heures qui suivirent. Des hallucinations évanouies, il ne restait plus qu'une douleur, un manque gigantesque en forme de maelström noirâtre, des cris, des paroles, des images. Oui, il fallait sans doute qu'Até sache tout cela. Dans l'ordre, sans sentimentalisme ni analyse trop froide.
— Je ne peux pas en parler, finis-je par avouer.
— Comment ça ?
— Até, je suis désolé … C'est trop dur, il y a trop de … trop de douleur. J'ai vraiment envie d'oublier ce qu'il s'est passé là-bas … J'espère que …
— Non, je ne t'en voudrais pas, me rassura-t-elle. Mais j'aurais besoin de comprendre un jour, Gregor. Si jamais en parler de vive voix est trop insupportable, tu peux toujours me laisser un support physique …
— Até, je pourrais faire quelque chose. Parce que les mots ne suffiront pas. Mais cela risque d'être douloureux …
— Échanger les informations par câblage ? Tu penses que je n'ai pas d'implants ?
En guise de réponse, elle tourna la tête, souleva sa longue chevelure détachée, bouclée et chatoyante, découvrant une interface à peine plus grosse qu'un ongle.
— Je suis fille de général, insista-t-elle. Je suis plus ou moins psychologue. Et puis je suis profondément attaché à la Confédération. Alors, j'ai beau être une femme et ne pas pouvoir me battre physiquement, ça ne m'empêche pas d'adhérer à certains principes et à certaines pratiques.
Sans crier gare, elle m'attrapa le bras , fit basculer ma main droite en arrière, laissant découvrir une trode qui se tortillait dans tout les sens, et la plaqua contre sa nuque. Je sentis ses muscles se contracter puis se détendre, avant qu'elle ne nous invite à nouveau à nous allonger.
— Maintenant Gregor, je suis prête à tout entendre.
Contrairement à Benito, la présence d'Até se confirma vite être un appui et un repère solide et souple à la fois. Elle ne touchait à rien, ne tentait rien, se contentant de regarder. Loin d'avoir remis en scène quelque chose de vide et de cruel, j'avais réservé à Até la sincérité des sentiments, et dans une ville ensoleillée, un port en juin sans doute, nous marchions côte à côte. Elle était simplement vêtue d'une robe très légère, en organza, laissant les plis voler au vent. Moi, j'étais redevenu un jeune homme qu'elle dévorait avec gourmandise. J'avais encore opté pour ce tee-shirt et ce pantalon en toile un peu sale, un peu usé, et j'allais pieds nus dans les rues.
Nous étions restés main dans la main pendant un temps certain, aussi intense que des secondes et aussi agréable que des heures. Je voulais l'embrasser, je me retenais. Il n'y avait rien ici, rien d'agréable si la réalité fragile de ce port se dérobait. Até aussi devait le ressentir. Elle était dans mes pensées, dans ma conscience. Elle ne pouvait pas ignorer ce qui était devenu une réalité palpable, des sentiments faits solides et consistants.
Nous nous sommes regardés, quelques instants, avant de nous décider à entrer dans ce qui semblait être un bar. Il était désert, à ma grande surprise. J'avais bien le sentiment de ce vieil homme, de son sourire moqueur en coin, prêt à briser l'idylle et à m’entraîner très loin, sur la mer qui au loin brûlait de temps de soleil. À la place, il n'y avait que deux verres d'eau fraîche, et un fouillis de documents jaunis, oubliés, dispersés négligemment sur une table branlante.
Até, vive à réagir, s'empara de l'un d'eux, entamant une lecture nette et simple, d'un ton parfaitement neutre. Elle parla ainsi, deux, trois secondes peut-être. Et comme une évidence, les images nous cueillirent.
Nous nous retrouvions face à moi, dans cette maudite mine. Vaclaw était mort, la bouche ouverte, le regard ailleurs. Il bavait lamentablement, un liquide bileux sortait de sa dentition fracassée comme une cascade trop rouge, se perdant en ruisseaux poussiéreux. Le métal à peine tiédi de son bras sectionné rougeoyait encore, on distinguait une fumée sale, grisonnante qui s'échappait de cette plaie d'un genre étrange.
J'étais tombé, moi aussi. Le spectacle étrange de me voir ainsi, à quatre ou cinq mètres, face contre terre, haletant comme un dément, regard halluciné et lèvres gonflées par la drogue. Mon visage avait bleui, et devenu une baudruche humaine, il se tordait périodiquement de spasmes. Je n'étais pas encore mort, mais mon état n'annonçait pas les meilleurs auspices. Et dans cette situation limite, il fallait se contenter du peu qu'il restait, tremblotant. À l'exception de Franck, ils étaient tous liquidés. Et son regard, son regard si naïf et si candide, voilà ce qu'il avait vu. Cette scène ignoble de deux combattants se tenant à un mètre, allongés sur le sol comme des dormeurs bienheureux, et qui bien heureusement ne risquaient pas de se lever.
Franck avait dû prendre peur. Pour un jeune homme comme lui, complètement libéré des emprises d'une conversion, l’expérience avait dû être traumatisante. Alors, très logiquement, il s'était enfui, en hurlant à s'en déchirer les cordes vocales, nous livrant une image tressautante de la mine et de ses parois, puis de l'extérieur battu par le vent et la pluie. Il s'était proprement jeté contre les jambes des soldats présents à l'extérieur. Calcul inné et salvateur, qui lui avait sans doute évité de finir transpercer par une quarantaine de fusils à impulsions. Il s'était agité, avait continué de glapir. Le brave sergent qui m'avait tenu compagnie avant cette sale conclusion l'avait calmé d'un coup de botte dans le ventre, l'envoyant rouler au centre du cercle boueux. Franck était resté là, haletant, avant de se redresser, de demander grâce. Et puis, finalement, de dire qu'ils étaient tous irrécupérables, sauf moi. En réalité, il n'en savait rien, mais l'espérait fortement. Si je venais à avoir la mauvaise idée de cesser de vivre, le seul élément qui pouvait atténuer sa peine future disparaîtrait. Il en était hors de question évidemment.
Il avait attendu, angoissé, jusqu'au moment ou je suis ressorti, porté sur les épaules d'un soldat plus puissamment bâti que moi. Baüt, qui s'était déplacé, braillait des ordres comme un hystérique. Il avait fait venir les deux seuls cybernautes encore en état sur Williamsburg. Le constat était sans appel, même en l'absence d'un diagnostic précis ou poussé. Mon état empirait, les effets de la drogue se prolongeant et mettant en danger l'oxygénation de mes tissus organiques. « Intoxication aiguë », avaient-ils lâché d'une voix grave, inquiète. Et puis ce fût la navette, Franck toujours à côté de moi, moins prévenant qu’honnête. Il devait d'ailleurs sentir ce regard suspicieux des quelques hommes qui se tenaient avec lui dans la soute sombre et étriquée du vaisseau. L'un des soldats, en restant courtois, lui fit froidement comprendre qu'il pouvait dire adieu à son autonomie dans les heures à venir si jamais j'y passais. Franck déglutissait, j'avais presque envie de rire tant la situation se montrait tragique, confuse, et simpliste à la fois. Pauvre Franck, il n'avait rien demandé, et se retrouvait menacé, presque pendu déjà à un croc de boucher, pour avoir eu l'audace d'être encore vivant. Un sacrifice bien nécessaire pensait sans doute les confédérés, pour tous les frères tombés, pour toute l'ignominie de cet assaut final en forme de duel des ego. Oui, Franck était une offrande idéale pour le Dieu-Machine.
L'Aube de l'Espérance avait pénétré la haute atmosphère de Prima. Franck ne s'était pas senti rassuré lorsque la navette aborda les soutes d’amerrissages, et que d'autres innombrables fusils le séparèrent de ma carcasse malade. Il ne devait plus me revoir vraiment libre. On le traîna sans ménagement, des cris surgissant des couloirs. Puis ce furent les coups, le bruit du silence, et de l'oubli.
Até se retrouva assise, le regard profondément perdu, livide. Son attitude était d'autant plus impressionnante que le grain de sa peau, d'habitude aussi coloré que du miel bruni, ce grain était devenu un gris blanchâtre aussi farineux que du plâtre, quelques gouttes de sueur en plus. Elle agrippa ma main, reposa le document, me fixa, détacha chaque syllabe avec un effort surhumain.
— Il s'est passé quoi là-bas, Gregor ?
Il fallait que je prenne son poignet tout fin, presque maigre, que je le serre délicatement pour la rassurer, pour qu'elle retrouve un peu de souffle, et qu'enfin je parle à mon tour en fouillant discrètement le tas de documents.
— Je ne peux pas en dire plus Até… Il faut qu'on continue… Il faut que tu voies pour comprendre.
Elle acquiesça, à peine rassurée et remise de ses émotions. Le choc avait été violent, mais il n'était rien à côté de ce qui l'attendait.
Doucement, j'ai retiré un petit carré de métal qui s'était retrouvé caché par le capharnaüm de papiers et de missives diverses. Il n'excédait pas cinq centimètres de côté et un seul d'épaisseur. Je le tendais à Até, qui l'attrapa en hésitant, avant de le serrer à s'en blanchir les phalanges. Elle me regarda, comme pour me dire qu'elle était prête, qu'elle voulait continuer. Alors je hochai la tête, j'attrapai à mon tour un bout de ce curieux objet, et les souvenirs glacés se précipitèrent sur nous.
— On est en train de le perdre, sergent ! Rebranchez le, tant pis si on grille plusieurs mémoires tampons !
La caméra avait ce regard parfait, malsain à souhait, avec un angle magnifique qui offrait la vue d'un corps blessé et immonde dans son humanité, sa fragilité. Le peu de peau qui couvrait encore la surface était tuméfié, du sang coagulé s'étalait en jolies virgules nettes aux commissures de lèvres bleuâtres. Les traits du visage se tordaient en un ensemble harmonieux, bien qu'il semblait prêt à éclater. Quelques tremblements animaient la carcasse mécanique. Et par-dessus, deux hommes, peut-être trois, qui s’activaient habilement, dans une tension confinant à l'hystérie.
Pauvre Gregor, encore. Puisque ce corps, évidemment, c'était le mien.
Até et moi nous tenions à la place de la caméra d'un bloc d'interventions d'urgence de l'Aube de l'Espérance, quelque part dans le secteur médical. En consultant une série de données de bords, il avait dû s'écouler une petite dizaine de minutes entre l'arrivée et cette scène, macabre. Até m'agrippait plus fortement que jamais, contracté elle aussi. Et si la vue des conséquences physiques de la mission l'impressionnait, elle n'imaginait pas comment j'étais encore là, comment je pouvais me tenir à côté d'elle, bien vivant.
Il y eut du mouvement. On avait débranché plusieurs sondes de mon corps, et on avait décidé de me placer dans une cuve de stase standard, qui attendait bien sagement auprès de la table d'interventions. Ma tête ballotta malgré tout le soin que les cybernautes accordaient à me maintenir dans la meilleure position possible. C'était une vision dérangeante, elle continuait à défiler dans mon esprit bien après que j'eus atterri dans la cuve, à moitié immergée, et que les hommes s'activaient à me connecter à divers systèmes cybernétiques et à plusieurs poches souples de liquide nourricier.
— Major, il semblerait que son activité neurale atteigne des pics assez atypiques. Les éléments organiques du lobe frontal sont en hyperthermie, avec des prodromes inquiétants de type crise tonico-clonique et syndrome d'hypertension intra-ventriculaire…
L’intéressé fixa son subalterne, puis se concentra à nouveau sur sa tâche tout en listant ses ordres.
— Vous drainez, vous implantez deux puces biomédicales pour réguler la température autour de trente-six degrés centigrades, vous le perfusez avec vingt milligrammes de clonazépam et vous le plongez en stase profonde.
— Bien major.
La suite fut étrange. Il n'y eut aucune intervention chirurgicale sur le crâne en lui-même, mais plusieurs séries d'injection à l'aide de longues et fines aiguilles, reliées à un système de tubes transparent où se développait un liquide noirâtre et épais. Des nanites, en concentration spectaculaire, et dont une infime proportion échouait sur les surfaces rosâtres du cerveau, se réorganisant sous contrôle visuel des cybernautes en d'étonnants dispositifs médicaux. Il ne fallut pas plus de quelques minutes pour que la situation se détende, puis se normalise. La récupération fut achevée par l'acheminement de la cuve dans un autre secteur nécessitant une prise en charge moins intense. Une dizaine de minutes s'étaient écoulées, et en apparence, la situation était devenue gérable. Até se décontracta un peu, je l'invitai en chuchotant à revenir plus en amont, à ré émerger un peu, pour qu'elle se repose un peu plus. Elle accepta.
— Gregor … Je … Je ne sais pas si je veux vraiment continuer.
Le verre d'eau en main était glacé. Ma peau au contact du récipient semblait se tordre tant la sensation était intense, presque douloureuse. J'en aurais pleuré si j'avais su m'en souvenir aussi. Mais il y avait Até. Il y avait le soleil. Et puis surtout au fond, la mer, si bleue et si sombre pourtant qu'elle était devenue un monstre amorphe allongé sur le ventre plat de la Terre.
Je lâchai le verre d'eau sur la table, pour mieux passer un bras autour de ses épaules. Elle se blottit, tout assise qu'elle était sur cette chaise. Je sentais sa peur, sa peur qui puait comme un mauvais parfum trop rance.
— Até, je ne pense pas que nous pourrons revenir plus tard.
Parce qu'Alexeï guettait de tout son souvenir sur les rives de mes pensées, menaçant de lancer en bon Zeus ses foudres sur ma raison et ma personne. Je me sentais encore assez timoré, et lui assez tranquille, pour risquer Até là bas, dans cette mer, pour une plongée en eaux troubles. Mais elle ne voulait pas. Elle en avait assez vu. Alors, elle frémit, se reprit, se releva. Nous finissions d'un geste raide nos boissons, les laissant négligemment sur la table avant de partir. Dans les rues bouillantes qui n'étaient que des copies baroques d'une Andalousie républicaine éteinte voilà près de deux siècles, nos pas sonnaient trop net, trop rapides. La chaleur était proprement infernale, sans que le moindre souffle de vent ne puisse y changer quoi que ce soit. Au détour d'une façade moulurée, ventripotente et tentaculaire, la plage se dessina comme un croquis trop frais, presque interdit. Até ne se hâta pas pour autant, et je dus la devancer légèrement, pour parcourir ces quelques centaines de mètres en plein zénith, sur les pavés tremblotants de chaleur.
Elle laissa ses pieds traîner au rythme des vagues, juste à la limite du sable trop blanc, trop net pour être celui d'une plage. L'eau était tiède. Elle s'y serait jetée. Je la vis sourire, m'inviter à la prendre par la taille, à l'étreindre, bref, à devenir pour une minute, juste avant la grande inondation de nos âmes, deux amants véritables. Des doigts, les siens, attrapèrent délicatement cette chemise un peu large, la défaisant doucement, sans vraiment que nous nous décollions. Et puis sa robe, entre les miens, tomba sans grande
difficulté. Il nous fallait être nus, nous regarder enfin, nous tenir la main. Et puis, la mer, là, immense et évidente, nous invitant à rentrer, à voir ce qui devait être vu.
— Até ?
Laissant le temps prendre ses aises, elle soupira, se tendit un peu, me regarda.
— Oui, je crois que ça va aller.
Je hochai la tête, pris sa main, et l'invitai à me suivre dans les vagues. Les premiers mètres étaient faciles. Seule la couleur du ciel avait plus ou moins changé, en tirant vers l'ocre. Puis, la hauteur d'eau augmentant, il vira au rouge sang. Une pluie grasse rivalisait avec le soleil, toujours aussi brûlant. Até s'agrippa alors à moi, avec une force phénoménale, nous entraînant au fond. Le sable se dérobait sous mes pieds, et même en bon nageur, je n'arrivai pas à remonter à la surface. À mieux y réfléchir, c'était le fond qui nous attirait. Alors, je l'attrapai avec plus de force encore, l'emmenant avec moi. Loin du soleil et des images encore trop impersonnelles.
Il n'y a plus grand-chose dans les rues. À peine quelques couleurs fades, quelques voitures vrombissantes, et des passants qui se pressent, car c'est le soir. Mille neuf cent soixante-seize reste dans ce passé fini au présent, là, sur cette rue qu'ils appelaient Broadway. Oui, New York n'a pas changé depuis Alexeï. J'ai l'impression troublante de comprendre pourquoi on est venu ici avant. Parce qu’Alexeï joue à l'imbécile, qu'il veut mettre du grand et du beau dans son discours, insister sur les intérêts. Il a trouvé dans ma personne un idéaliste qui n'a pas fini d'égrainer ses rêves, qui prend encore une pelle pour aller bêcher sur les champs de la liberté et de son bon droit. Alexeï omet surtout de dire que cette idée folle, avant d'être celle d'une race, d'un monde ou d'un univers tout entier, c'est celle de son désir. Son désir passé de date des décennies avant, et qui continue à suinter comme le pus d'une mauvaise plaie. Il empoisonne le monde, il asphyxie les autres, il mérite la mort.
Le voilà, d'ailleurs, qui sort d'un de ces bâtiments gigantesques, grands monolithes ajourés de milliers d'ouvertures. Le soleil couchant joue sur les cimes en plomb, gouttière et chiens assis en tous genres. Ça ricoche, ça dégringole du tout en gouttes dorées, la pluie est encore très proche. Dommage, car ça trempe aussi son beau manteau. Il est surpris de me revoir, et il regarde plus attentivement Até.
— Voilà, déclaré-je simplement pour qu'elle comprenne.
Mais de toute façon, ça ne peut que lui échapper . Ça n'a pas d'importance, tout sera vite réglé. Alexeï a le pas guilleret, presque enfantin quand il nous rejoint. Un beau sourire se fait soleil sur son visage.
— Gregor ? Tu es revenu finalement ?
Je l'ignore.
— Até, voici Alexeï Pasternak.
— Enchanté, mademoiselle.
Il ne remarque rien d'anormal. Le soleil cogne pourtant plus fort en une dizaine de secondes. Le temps va exploser. Il faut faire vite, très vite. Je m'approche au plus près de lui.
— C'est ce salaud qui a fait sauter Prima. C'est ce salaud qui a de sales idées.
— Gregor, qu'est-ce que …
Je sors un revolver, éclatant. Il luit d'un éclat divin. Je le braque sans hésiter un seul instant sur son front.
— C'est ce salaud qui m'a largué un virus en forme de cadeau. C'est lui qui m'a filé ces hallucinations, ce délire, ces idées perverses. C'est sur lui qu'il faut tirer.
Joindre le geste et la parole, comme une parabole qui devient palpable. Je presse la gâchette, le bruit est effroyable. Le temps s'accélère, la balle est déjà partie quand je prends vraiment conscience de sa mort. Son corps vacille, dans un demi-tour tragi-comique, et il s'effondre. Je lâche l'arme, elle tape le sol dans un petit bruit métallique.
Até est effrayée, elle s’agrippe à mon bras. Encore une fois, une fois de trop sans doute. Il faut qu'elle comprenne.
— Gregor.
— Até, maintenant, je crois que ça va aller mieux. Beaucoup mieux.
Je l'étreins une nouvelle fois, avec le cadavre de Pasternak aux pieds. Le temps, toujours lui, n'envoie pas la nuit. De toute façon, lorsqu'on s'embrasse, les lèvres bien posées, il est déjà oublié.
La remontée fut rapide, indolore. Le lit de ce palais, dans Venise, était trempé de sueur. Até tremblotait, le visage déformé par la peur, et vint contre moi se blottir, alors que je retirai la trode qui nous maintenait ensemble.
— Gregor, je …
Je mis un doigt contre ses lèvres, pour mieux l'embrasser à nouveau. Cette fois, la souplesse de mon visage adolescent ne fut plus qu'un souvenir. Les traits fixés par les plaques métalliques devaient donner à la scène un goût étrange, surréaliste. Pourtant, elle ne se défit pas de ce baiser au goût aussi amer que sucré, insolent et lourd de sens. Puisqu'elle avait vu, il fallait à présent qu'elle taise le secret, le lourd secret que j'avais détruit par amour pour elle comme pour moi, dans ce temps qui n'en était plus un.
Até avait compris, c'était une évidence. Une évidence trop folle pour qu'il en fût autrement.
Alexeï était mort pour de bon, lui et ses maudits rêves. Les miens étaient transformés, transfigurés, par la simplicité qui se présentait.
J'étais devenu en une poignée de sang Gregor Mac Mordan, ce cher capitaine et héros confédéré qui avait finalement pleinement accepté sa charge d'officier. Et embrasser pour de bon les idées qu'il servait, et qu'il servirait avec une foi nouvelle.
26/10/11 à 21:23:06
Mais c'est vrai qu'après coup, la ressemblance est assez nette ...
26/10/11 à 17:41:56
Ah m'kay
26/10/11 à 17:31:20
Pas vraiment ... J'ai trouvé Nielsen parce que la patronyme sonnait bien avec le personnage que je voulais créer .
26/10/11 à 14:54:08
Amiral Nielsen = Référence à l'Amiral Nelson ? :)
08/11/10 à 17:58:56
Je propose que tu mette ta fic en stand-by, que tu réfléchisse et que tu fasses une suite. Sinon, tu resteras dans ta médiocrité. ( ironie du à ton expression, hain ).
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